Présensation de ma série “Butō”
Connaissez-vous les butō ? Mon ami Hubert m’a fait le plaisir de présenter ma série de peintures :
bu 舞: danser. tô 踏 : frapper le sol. Au Japon, le butô désigne aussi les danses invasives en sécession avec la haute tradition du nô et du kabuki, danses et arts vivants nés de son ouverture plus ou moins contrainte au monde extérieur à partir du XIXe siècle. Par retour d’influence, la danse fondée par Tatsumi Hijikata et Kazuo Ono dans les années soixante est devenue emblématique de la culture nippone, en référence, pour nous occidentaux, à son histoire récente, à la tragédie fondatrice d'Hiroshima et de Nagasaki. On peut questionner l’impact de ce nouvel expressionnisme, solidairement charnel et macabre, sensuel et abrupt, en regard des investigations anticipatrices, cependant marquées par l’esthétique nippone antérieure, du Jugenstill et du Die Brucke dans les années trente : d’Erich Heckel à Egon Schiele ou Kokoschka.
L’impact onirique de l’image du corps extrait de la succession filmique, arrêté dans son mouvement comme une soudaine statue de lumière ombrée, c’est tout l’art de Joëlle Possémé dans cette série austère évoquant à la fois Caravage, Zurbaran et les ténébristes, de ce côté de l’histoire de l’art.
La danse butô exalte la lenteur, l’atermoiement extrême du mouvement jusqu’au déséquilibre, jusqu’à l’instant d’absolu détachement, au point d’offrir au peintre l’idéal du modèle : dans un ralenti contraignant à une espèce éprouvée d’acrobatie intérieure où tous les muscles se tendent et vibrent comme un gréement d’énergie endiguée, le danseur intériorise l’espace qui l’accueille, l’accule ou le meurtrit en une manière d’exploration intime ou d’incursion poétique charnelle comme ritualisée au secret des profondeurs viscérales. À travers ces captations hésitant entre spectralité et présence – et qui évoquent quelque peu dans leur genèse les décompositions photographiques du mouvement d’Eadweard Muybridge, mais ici dans un rapport mystérieux à la durée, à l’arrêt sur image –, le peintre réinvente le rapport au modèle sur le plan, non d’une gestuelle codée ou de l’expression en soi, mais de l’être pour la mort, de la présence hiératique saisie au fil d’un fleuve massif d’impressions où nul deux fois jamais ne se baigne ni ne dansera. Dans la dualité harmonique de l’ombre et de la lumière, chaque posture sculpte sa propre métamorphose de lave ou de brume. Cette intériorisation désassujetissante du mouvement qu’initie la danse butô, la peinture par nature l’illustre et l’éclaire.
La dimension scénique,Les danseurs sculpturaux et méditatifs de Joëlle Possémé – mais c’est une autre histoire – recèlent et dérobent en leur lieu les visions traumatiques des déportés de Dachau ou de Mauthausen, et des Hibakushas, les irradiés d’Hiroshima, rendant vie aux corps perdus de la pensée comme à la pensée blessée des corps – pour n’oublier jamais. La dimension scénique, en rupture d’interprétation, infiniment silencieuse, ouvre ici à un au-delà pressenti, assez distante de cette « géographie du corps, du monde et du mystère » dont parle Desnos, ou alors dans une fusionnelle concomitance. « Non, il n’y a pas de fantômes dans les tableaux de Van Gogh, pas de drame, pas de sujet et je dirai même pas d’objet, car le motif lui-même qu’est-ce que c’est ? » s'enquérait avec pertinence Antonin Artaud, propos à coup sûr adaptable à tout artiste en quête insolite. La peinture ne montre qu’elle-même, c’est-à-dire « quelque chose comme l’ombre de fer du motet d’une inénarrable musique antique, comme le leitmotiv d’un thème désespéré de son propre sujet ». À quel vrai butoir de désespérance, à quel sujet le peintre se confronte-t-il incessamment pour atteindre le sceau terrible de la justesse ? Joëlle Possémé nous dira quelles étoiles, quel poignard ou quel songe se cachent dans la moire de mélancolie d’où se détachent l’une après l’autre, comme élevées d’un désastre obscur, les figures de son art patient.
Hubert Haddad