Présensation de ma série “intérieurs” par Felix

Mon ami Felix m’a fait le plaisir de présenter ma série “intérieurs” sous un autre angle :

Joëlle Possémé ou la mise au secret

Intérieurs, intérieur 2020-2022

L’envie d’accompagner de quelques mots l’œuvre de Joëlle Possémé, qui s’est mise (et qu’on a mise) très tôt au secret pour mieux se mettre à la peinture, ne nait d’aucun désir de lui donner quelque lustre, ni de l’inscrire dans un courant esthétique ou un parcours biographique, pas plus que de la mieux faire comprendre – le verbe, plutôt que de s’étaler sur, s’approchant avec ou à partir de l’événement sensible. Loin de domestiquer ce qui lui échappera de toute façon, notre parole tente au contraire de se laisser apprivoiser par cette série d’une vingtaine de toiles, intitulée « Intérieurs, intérieur ». Il s’agira ici bien plutôt, face à ce qui justement a organisé son espace pictural pour n’être plus asservi par rien ni personne, d’une vibration entre le pinceau et la plume, peut-être d’un conciliabule amical, d’une exploration artistique, hors de toute appropriation.

Tout d’un coup, l’œil s’arrête sur ces tableaux, attiré, même aspiré par la densité d’une vapeur tiède qui touche chaque élément de ces paysages intérieurs, comme une très fine peau, une poussière mentale à la fois douce au toucher tel un taupé et glaçante au regard. Elle est une expression d’un temps irrationnel, d’une mémoire secrète qui instaure sa distance tout en invitant à venir dans ses parages. Aucun piège n’est tendu, mais il faudra se faire discret, invisible dans un hors-champ qui semble paradoxalement pénétrer la toile plutôt que l’encadrer. C’est le propre des œuvres fortes que d’inverser les espaces, d’offrir une lecture secrètement inverse de ce qu’elle montre, de toucher au substrat spéculaire de notre pensée. Alors, évidemment, le verbe faseye, manquant de poils à son pinceau.

Serait-ce alors que nous serions entrés dans le velouté de la toile alors qu’il n’y a personne ? Oui, notre esprit aux deux sens du terme, assurément – la peinture nous faisant disparaître à nous-mêmes pour nous projeter dans un ailleurs intime que nous ignorions. La géométrie angulaire des œuvres de cette toute récente manière de l’artiste laisse une infinité de coins où tapir son œil : à l’angle d’une fenêtre, d’une porte, d’un seuil, d’une étagère, d’un mur, d’un escalier, d’une marche, d’un carreau, d’un tiroir, d’une chaise, d’un lit, d’un miroir, d’une table, d’un fauteuil, d’un coussin, d’un cadre accroché que l’on reconnait être de l’artiste – l’espace intérieur se dupliquant en abyme comme pour trouver, au sein du silence et de l’apaisement, une issue à la fois centripète etcentrifuge. Des présences hantent ces toiles, que l’on sent fin prêtes à d’imperceptibles mouvements de l’âme. Des entrebâillements, des fenêtres, des livres, des perspectives ouvrent sur un ailleurs extérieur, celui d’une végétation, d’une rivière, d’un chemin, d’une mer, d’une grève confondue avec un ciel vaporeux d’où l’on se dit que Joëlle Possémé a extrait ses pigments ou ses huiles ! Le huis-clos de ces appartements peints à l’huile selon la technique des glacis superposés, contient des réserves de paix infinie, minutieusement contraintes dans cette transparence, et dont la peintre ouvreprogressivement grand les vannes pour une respiration universelle. Il contient par contraste des plissés aussi blancs que des linceuls abandonnés sur une porte, un lit, un dossier, preuves flottantes d’une vie récente, vaines dépouilles, mues dont la clarté souligne un souvenir de ténèbres caché parmi les tons pastels qui vont du gris perle au chamois. Ces pages, ces serviettes, ces draps immaculés agissent dans le regard comme des promesses d’autres toiles à venir, pas encore tendues.Mais elles sont déjà là, vibrantes, dans son atelier de la rue Trousseau, à Paris, sans plus aucun cadre, aucune contention.

L’on pourrait songer aux troublants intérieurs quasi vides et angulaires du peintre danois Vilhelm HammershØi, avec cette sensible différence qu’il y procède par soustraction de tout ameublement cossu et par retournement de l’humaine créature (sa femme, de dos, comme un Orphée à l’envers ?), alors que Joëlle Possémé n’ajoute pas et laisse sa présence sur les murs,gardienne de sa propre maison intérieure, de son propre corps abstrait de toute atteinte. La maison de notre artiste est bien un intérieur du corps avec ses extérieurs si tentants bien qu’énigmatiques ; si proches et si lointains.

C’est qu’une telle œuvre creuse une interrogation redoutable : où sommes-nous quand nous n’y sommes plus et où ne sommes-nous plus lorsque nous y demeurons ? L’extérieur, dans l’emboitement des mises en abymes, est toujours un intérieur parce que c’est en soi qu’il faut se fuir pour mieux se retrouver libre de vivre. La création, en s’immisçant dans l’extérieur, détient ce pouvoir de s’abolir pour renaître en d’autres corps dont les différentes pièces seraient les chambres d’écho d’une galerie souterraine et dont les ouvertures seraient des puits de lumière. L’œuvre de Joëlle Possémé en est un brillant exemple. Rien ne doit sortir de ces toiles qui ne soit un secret mais qui dit secret dit révélation en attente. La mise en scène immobile de ces toiles augure des événements mystérieux, qui ont eu lieu, auront lieu, voire sont en train d’advenir sous le regard hypnotisé du spectateur. Le temps y est vertical et en apnée.

Notre approche n’aura eu d’autre vertu que celle d’un parler en suspens, peut-être commun à la peinture et à l’écriture de ces intérieurs qui racontent à leur insu, au cœur de la quiétude, une histoire inquiétante où l’on se risque avec fascination, avec émoi. Car au-delà de soi il n’y a que soi, sous un autre jour, celui de la lumière que l’on a su nourrir. L’artiste s’est retirée dans ses appartements, dans sa bouteille de Klein qui nous regarde la traverser.

Tristan Felix, le 3 octobre 2022, Saint-Denis

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